Qu’est-ce que la haute mer ?
Par Nadège Legroux, doctorante à l’Université de Montpellier et Agence Française de Développement
C’est une question qui irrigue aussi mes recherches, et lorsque je les ai commencées, je partageais la représentation de la haute mer comme d’un espace-frontière. La frontière étant comprise comme une limite, un seuil ; la difficulté n’étant pas seulement de l’atteindre, mais d’accéder à ce qui se trouve derrière. Or, j’ai constaté que dans de nombreux champs du monde de la recherche, c’est ainsi que la haute mer est perçue et définie : comme l’au-delà de certaines limites, de certaines frontières :
- Pour les juristes, par exemple, cette limite est celle des espaces sous juridiction nationale ; c’est une limite qui elle aussi a évolué, qui s’est éloignée des côtes au fil de l’histoire et se situe aujourd’hui généralement à 200 miles nautiques, soient environ 380 km, tel que reconnu depuis 1994 par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Ce sont les limites tracées sur la carte en haut à gauche de l’écran.
- Pour les océanographes, la frontière avec les espaces hauturiers/océaniques n’est peut-être pas tant cette limite juridique mais plutôt celle, géophysique, des plateaux continentaux.
- Et dans mon domaine d’étude, la géographie humaine, mais aussi plus largement celui des sciences humaines et sociales, la haute mer est une autre forme de frontière. Elle est à la limite de ce que ces disciplines s’aventurent à étudier : c’est un objet-frontière.
En tant que frontière plurielle, la haute mer peut alors sembler surtout comme un espace qui sépare ; ou dont on est séparés, puisque cette mise à distance est étroitement liée aux difficultés d’y accéder et aux moyens importants – à la fois techniques, économiques, de connaissances – nécessaires pour s’y rendre. Les inégalités économiques d’accès à la haute mer viennent d’ailleurs s’ajouter au constat d’un ensemble d’inégalités environnementales, notamment entre les pays dits du Nord et du Sud. Cette mise à distance de la haute mer, je l’ai pour ma part particulièrement ressentie lorsque j’ai commencé à m’intéresser à un espace hauturier spécifique, le dôme thermique du Costa Rica au large du Pacifique centraméricain. Tout m’en éloignait, non seulement les distances géographiques et sociales à mon terrain, mais aussi la recherche d’informations. Pourtant il me semblait incontournable d’identifier les principaux types d’usagers maritimes et d’espèces marines reliés à ce dôme. Leur éloignement, leur mobilité, l’opacité de certaines données à leur sujet faisaient qu’ils m’échappaient sans cesse, et la haute mer me paraissait alors non seulement comme une frontière matérielle mais aussi et surtout comme une frontière informationnelle, un champ de connaissances auquel je n’arrivais pas à accéder.
Petit à petit, la haute mer, cet « au-delà », a pris une autre forme dans mon esprit et dans mon expérience. Ce bleu des cartes se remplissait, se striait, à la lecture de travaux qui montrent le rôle joué par l’espace hauturier dans les trajectoires des sociétés humaines :
- Il a été le support historique de l’expansion de certaines de ces sociétés, par le principe de liberté qui lui est fortement associé ;
- C’est un appui plus contemporain au développement du capitalisme et de la mondialisation ;
- Et pour certains peuples, comme le revendiquent notamment plusieurs Etats d’Océanie, l’océan fait liens entre les communautés qu’il rend immenses et riches de lui : il est avant tout un lieu de connexions.
Ces analyses invitent à penser la haute mer dans ses dimensions historiques et humaines, et parfois proposent d’autres référentiels des représentations que l’on a de l’océan. Elles permettent de comprendre que la haute mer n’est pas un espace apolitique, au-delà des limites des sociétés, mais cet ensemble de lignes qui surgissent, disparaissent, et elles aussi font le monde.
Si cette manière de voir la haute mer, comme un espace qui nous lie, m’a progressivement parlé, je pense que je ne l’ai réellement comprise qu’en rencontrant et en écoutant certaines personnes lors de mon terrain d’enquête. J’ai souhaité collecter les représentations de l’espace hauturier que j’étudiais par ceux qui s’y rendaient, le vivaient, et notamment dans un secteur de pêcheries hauturières : celui des palangriers costariciens. Les lignes que j’ai suivies ont alors été celles du travail qui emmènent ces personnes parfois très loin, jusqu’aux eaux internationales. Pour elles, la haute mer n’est pas une frontière ni même un espace que l’on cadre, c’est un lieu de labeur mobile qui suit celui des espèces qu’elles chassent, espèces hautement migratrices ; c’est un lieu où le danger et la dureté du travail sont tout à fait palpables, et où les risques encourus alimentent aussi des solidarités particulières entre les hommes.
Une haute mer, donc, à laquelle certains et certaines sont liés : c’est finalement aussi le discours de celles et ceux qui alertent sur les impacts anthropiques subis par l’« océan global ». Cet océan, au singulier, est de plus en plus fréquemment présenté comme un acteur du changement climatique de par son rôle dans l’absorption du dioxyde de carbone et de l’excès de chaleur dû aux activités humaines. C’est un acteur qui est aussi victime de ce changement climatique, comme en témoigne son acidification, le réchauffement de ses eaux, la diminution de son oxygène ou encore la modification de ses écosystèmes. Ces discours politiques soulignent que nous sommes liés écologiquement à l’océan, aussi lointain soit-il de nous. Nous y sommes liés non seulement à travers nos émissions de CO2 mais aussi par les pollutions terrestres dont on sait qu’elles finissent par être hauturières. Ces discours tendent à parler, non pas de haute mer, mais d’«un» océan, un seul, un écosystème en soi avec ses liens propres, mais aussi un écosystème lié aux grands cycles planétaires.
Cette haute mer frontière, espace qui nous sépare, est aussi une haute mer faite de liens, espace qui nous lie. La multiplicité des lignes se retrouve d’ailleurs peut-être plus fidèlement dans le terme en anglais, au pluriel, « high seas ». C’est donc un entremêlement de lignes dont certaines sont des frontières, d’autres sont des liens, et à certains endroits, ces lignes – quelle que soit leur nature – sont latentes, émergentes. La conférence de ce soir s’intéresse justement à ces lignes-là, celles que l’on pourrait nommer des fronts. Les fronts en géographie, ce ne sont pas des frontières, des limites, mais des zones de transformations, des espaces d’opportunité, d’ouverture, où un régime d’action ou de contrôle peut en remplacer un autre. Les fronts hauturiers sont multiples, et ceux dont il sera question ce soir se trouvent à l’interface entre des enjeux d’exploration, d’exploitation, de conservation. Il peut s’agir de l’exploration et de l’exploitation de ressources qui nous sont relativement « nouvelles », comme les ressources minérales des grands fonds ou les ressources marines génétiques. Mais le front peut concerner aussi des rapports bien plus anciens à la haute mer, comme celui de l’exploitation des ressources halieutiques, où la nouveauté réside davantage dans l’émergence de nouvelles problématiques telles que celle de la conservation de la biodiversité.
Merci aux organisateurs et organisatrices de proposer une mise en débat de plusieurs de ces fronts hauturiers afin de dialoguer autour de ce que nous voulons pour la haute mer. Les nombreux événements en marge du sommet et les critiques citoyennes qui se sont élevées ces derniers jours, soulignent toute l’importance de placer les problématiques de la haute mer et des océans parmi nos débats et nos choix de société. Les échanges de ce soir nous en donneront sans aucun doute l’opportunité !
LE PAVILLON DU ONE OCEAN SUMMIT
à Océanopolis
Intervention d’introduction à la conférence participative « La gouvernance de la haute mer et la protection de sa biodiversité : rendez-vous à New-York”, organisée le 10 février 2022 à l’occasion du One Ocean Summit.
Qu’en ont pensé les spectateurs ?
À la sortie de la salle, les bénévoles de l’Association Infusion ont tendu leur micro aux spectateurs pour recueillir leurs réactions à chaud !
Découvrez leurs témoignages :